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Partager le plaisir de la langue française sous toutes ses formes (théâtre, lecture, écriture, conte, ...)

 
Université de Savoie
Maîtrise FLE

Véronique WEBER épouse FALCON
 

 

RAPPORT DE STAGE
ANNEE 1999-2000
 
THEÂTRE ET FLE :
Un enseignement transversal
 
Professeur responsable :
Marie-Jo Derive

Merci à

Odile Thiévenaz, responsable pédagogique à l'I.S.E.F.E.
Bernadette Bauer, documentaliste à l'I.S.E.F.E.
L'association Théâtre en Savoie



TABLE DES MATIERES

Introduction générale : aborder le Français Langue Etrangère

I. Conditions du stage et travaux préliminaires
A. L' I.S.E.F.E.
B. Le théâtre dans un cadre informel : écueils et aléas
1. L'abandon
2. Difficultés de gestion du groupe
3. Le projet irréaliste
4. L'absence de local
5. Bilan
C. Le travail en amont sur les textes
1. Adaptations d'ordre sémantique et syntaxique
2. Négocier et expliciter
3. Les transformations de la saynète "Le Gora"
II. Le Gora à l'I.S.E.F.E : la méthodologie
A. La pièce
1. Présentation de la pièce
2. Pourquoi ce choix ?
3. Implicite et regard partagé
B. La kinésique
1. Le corps et la démarche
2. La gestuelle
3. Les accessoires
C. Transformer et investir l'espace
1. L'espace
2. Le décor
D. Bilan
III. Le théâtre : une pratique transversale
A. Maîtriser le code linguistique
1. Le lexique
2. Savoirs en langue
a) la liaison
b) le subjonctif
B. Langue et communication
1. communiquer
2. l'aspect pragmatique de la langue
C. La prosodie et l'interprétation
1. Observations
a) "La cantatrice chauve"
b) "Le Gora"
c) "Hôtel"
2. Jeu et contexte facilitant
D. Prolongements didactiques
1. Théâtre et compétence culturelle
2. Civilisation
3. Le stéréotype au théâtre
IV. Jeu de rôles et théâtre : quels objectifs ?
A. Jeux de rôles et sketches à la Cité des Langues
1. Conditions d'observation
2. Déroulement
3. Remarques
4. L'improvisation imprévue
B. Théâtre ou jeu de rôle ?
C. Le travail du comédien et l'étude de la langue
D. Etre au coeur de son apprentissage
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE
F.L.E.
THEATRE. Ouvrages de références
THEATRE. Textes
ANNEXES
Annexe A - Georges Courteline - Le Gora
Annexe B - Photos
Annexe C - Un retour positif
Annexe D - Christian Mousset - Hôtel
[retour début table des matières]

Introduction générale :
aborder le Français Langue Etrangère

Mon stage pratique s'est déroulé sur deux périodes différentes 1998-1999 et 1999-2000. Pendant la première année universitaire, j'ai préparé la mention F.L.E. et une partie des enseignements relatifs à la maîtrise.

En introduction, il me semble important d'évoquer très rapidement toutes les expériences, qui m'aidèrent peu à peu à repérer différentes facettes de l'enseignement du F.L.E.

En effet, à l'automne 1998, j'ai commencé mon stage pratique à l'association Bien Lire et Ecrire et j'ai suivi deux groupes à l'I.S.E.F.E. en conversation.

Ces premiers contacts avec le F.L.E. furent très enrichissants et me permirent de découvrir simultanément deux univers bien différents. D'une part, des apprenants en difficulté concernant à l'apprentissage du français, et d'autre part des jeunes gens culturellement et économiquement favorisés, souhaitant apprendre le français et découvrir la région.

J'évoquerai brièvement mon expérience à B.L.E. très instructive, bien qu'un peu déroutante pour une première immersion en F.L.E. Mon premier apprenant était d'origine algérienne, né en France et ayant toujours vécu en France. Ses difficultés en production orale et écrite n'étaient pas liées véritablement à son origine, et en fait, après quelques séances, je me suis aperçue qu'il éprouvait des difficultés en matière d'apprentissage de la lecture et de l'écriture parce qu'il ne pouvait pas associer certains sons avec des syllabes ni "photographier" les graphèmes. Lorsque j'ai évoqué ces particularités à des enseignants de français langue étrangère, ces personnes m'ont indiqué que les symptômes décrits s'apparentaient en fait à de la dyslexie.

Pour des raisons liées à son emploi, il abandonna rapidement les cours de français et j'ai disposé de peu de temps pour imaginer des outils appropriés à sa situation. La production écrite sur ordinateur lui plaisait beaucoup, et semblait améliorer son orthographe. J'ai appris par la suite que l'utilisation d'une machine à écrire ou d'un ordinateur était un excellent moyen de combattre la dyslexie.

La part du pathologique et du culturel étant difficile à démêler pour ce qui concernait cet apprenant, il m'a semblé que je ne possédais pas toutes les qualifications nécessaires pour lui enseigner le français. En effet, comme le rappelle Jacques Barou 1, "On ne peut pas comparer la situation en France des illettrés provenant de sociétés à culture orale avec la situation des illettrés que produit la société française depuis quelques années". A cet égard, il me paraît intéressant de noter que parmi les motivations de mon apprenant figurait en bonne place le désir de pouvoir lire le soir des contes à sa petite fille âgée de deux ans, ce qui semble indiquer un goût, une aptitude pour raconter des histoires liés peut-être à sa culture individuelle.

J'émets ici rapidement une hypothèse, son illettrisme pouvait être la conjonction de deux phénomènes, un handicap personnel renforcé par un univers familial très empreint de tradition orale où la culture de l'écrit était peu développée.

Mon questionnement fut de courte durée, mais en tout état de cause, il s'agissait dans son cas précis de trouver des solutions adaptées à une situation que je maîtrisais mal.

Ma deuxième apprenante à l'association B.L.E. était une réfugiée qui avait fui Sarajevo avec sa famille quatre ans auparavant et était restée deux ans au Portugal. Elle maîtrisait bien la compréhension et la production écrite. Elle pouvait lire et comprendre un article dans un magazine sans trop de difficultés, remplir un document administratif, et interpréter correctement une conversation simple entre locuteurs natifs.

En revanche, il lui était presque impossible de s'exprimer en français. Ce blocage était plus de nature psychologique que lié à une quelconque pathologie. Bien qu'installée en France depuis plus de deux ans, et ayant déjà suivi des cours à l'A.E.F.T.I.S., elle ne pouvait envisager d'effectuer des démarches simples sans le secours d'une tierce personne. Sa fille aînée, âgée de dix-sept ans l'aidait beaucoup pour accomplir certaines démarches au téléphone, ou exprimer certaines demandes chez les commerçants. Cette dame était titulaire d'un baccalauréat dans son pays, et, a priori il n'y avait aucune raison objective à son incapacité à parler le français. Son mutisme m'embarrassait beaucoup et sa difficulté à s'exprimer témoignaient d'une souffrance importante, perceptible à travers sa gestuelle de défense (mains devant la bouche, sourires gênés...).

A sa demande, j'ai effectué avec elle quelques formalités par téléphone (recherche d'emploi, inscription à un stage...) et j'ai tenté de la rencontrer dans un cadre différent de l'endroit où avaient lieu les cours. Je lui avais suggéré de pratiquer un peu le français au Laboratoire de langues de la Médiathèque, gratuit, en libre-service et anonyme, et de nous y retrouver pour emprunter ensemble des ouvrages, mais mes tentatives échouèrent et elle prétexta des obligations familiales pour échapper à cette proposition.

Comme, parallèlement, je m'étais inscrite pour pratiquer la conversation à l'I.S.E.F.E., j'ai décidé d'opérer un choix et d'abandonner la structure B.L.E. Mon apprenante a très rapidement trouvé une autre bénévole pour l'aider à construire son existence en France.

Les cours de conversation à l'I.S.E.F.E. se sont déroulés de la mi-novembre 1998 au 20 janvier 1999 à raison de deux séances de deux heures par semaine. Trois ou quatre apprenants venaient régulièrement et nous abordions des sujets très variés.

Pratiquer la conversation avec des étudiants, c'est passer du coq à l'âne, et aborder des sujets très divers. Parmi les sujets évoqués, je mentionnerai la guerre d'Algérie, la situation de la femme en France au plan social (congé parental, allocations familiales...) et la religion aujourd'hui dans notre pays. Les deux derniers sujets préoccupent plutôt les jeunes filles de nationalité suédoise, mais j'ai eu répondre à des demandes plus insolites, comme celle d'un jeune homme japonais concernant la peinture impressionniste, et j'ai ainsi apporté des ouvrages pour évoquer les formes et les couleurs de diverses reproductions.

Dans un domaine très différent, suite à la suggestion amicale d'une enseignante de l'I.S.E.F.E., j'ai donné les grandes lignes du système fiscal français à des étudiants intéressés par ce sujet, et leur attention fut remarquable.

Parmi les sujets d'échange, on peut mentionner également la politesse en France, la comparaison entre les coutumes à Noël dans différents pays, les faits divers et les demandes à caractère administratif (à partir d'un formulaire pour obtenir une allocation-logement), ou encore des sujets plus "futiles", comme par exemple, le vocabulaire pour choisir une coupe de cheveux. Ce travail de proximité avec des étudiants est un excellent moyen de se familiariser en douceur avec l'enseignement, et permet une approche du F.L.E. fondée sur un rapport très convivial.

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I - Conditions du stage et travaux préliminaires

Mon stage concernant le théâtre s'est déroulé dans trois lieux différents, à savoir l'I.S.E.F.E., l'I.F.A.L.P.E.S. et la Cité des Langues à la Maison de la Promotion Sociale.

Dans un souci de clarté, j'évoquerai le profil des apprenants de l'I.F.A.L.P.E.S et de la Cité des Langues dans le corps du rapport lorsque je présenterai mes observations les concernant.

A - L' I.S.E.F.E.

Au départ, j'effectuais trois heures d'observation par semaine dans une classe d'étudiants avancés dont le professeur était Odile Thiévenaz et je souhaitais principalement observer les pratiques d'enseignement en F.L.E..

Ayant remarqué pendant ses cours que les étudiants appréciaient particulièrement de lire leurs productions à voix haute, en faisant preuve de beaucoup d'humour et d'expressivité, j'ai évoqué avec Odile Thiévenaz l'idée de proposer un atelier-théâtre aux étudiants de l'I.S.E.F.E. Elle m'a immédiatement encouragée à mettre en oeuvre ce projet et à envisager une petite représentation pour le 29 mai 1999, à l'occasion du départ des étudiants à la fin de leur session d'enseignement. C'est ainsi que j'ai pu obtenir une salle et fixer un rendez-vous hebdomadaire de deux heures le vendredi après midi à l'I.S.E.F.E..

Six personnes de niveau intermédiaire et avancé se sont inscrites au cours, et l'expérience a pu commencer à partir du 12 mars 1998.

Niveau avancé

Samantha, américaine déjà inscrite depuis quelques années à l'université dans son pays et qui souhaitait devenir écrivain.

Yuko, de nationalité japonaise.

Maria, de nationalité espagnole titulaire d'un diplôme d'ingénieur en informatique qui avait le projet de s'établir en France et qui vit actuellement à Lyon.

Mandy, hollandaise s'apprêtant à étudier le français à l'université dans son pays.

Niveau intermédiaire

Lina et Sara, de nationalité suédoise

Toutes ces jeunes filles étaient âgées environ d'une vingtaine d'années.

La plupart des apprenantes n'avaient jamais fait de théâtre, excepté Samantha. J'ai proposé un choix de divers sketches et extraits de pièces dès la première séance, en donnant brièvement des indications sur le contenu des textes.

B - Le théâtre dans un cadre informel : écueils et aléas

Avant de décrire l'activité, j'aimerais évoquer les inconvénients liés à la pratique d'un apprentissage-loisir. Le déroulement des séances dans un cadre informel peut être perturbé pour diverses raisons, notamment les examens et les week-ends prolongés, mais il existe également d'autres contraintes à gérer avant de pouvoir mener à bien un cours de théâtre.

1 - L'abandon

Le duo formé par Samantha et Yuko ne dura que l'espace de deux séances. Yuko abandonna rapidement la partie sans fournir d'explication à sa partenaire. Samantha, qui avait commencé à travailler seule sur un monologue, préféra également se retirer du groupe.

En ce qui concerne les deux jeunes suédoises, Sara et Lina, l'une d'elle retourna pendant quelques temps dans son pays suite au décès d'un membre de sa famille, puis elles choisirent de renoncer à poursuivre l'activité.

2 - Difficultés de gestion du groupe

L'organisation des séances du groupe m'a posé également quelques problèmes. Au départ, je pensais naïvement établir un fonctionnement calqué sur celui d'une école ou d'un conservatoire d'art dramatique où, pendant que l'enseignant fait travailler une scène à deux ou trois apprenants, les autres étudiants dans une salle voisine répètent de manière autonome selon les indications fournies auparavant, ou observent la répétition de leurs camarades pour en tirer quelque profit.

Je me suis vite aperçue que mes apprenants livrés à eux-mêmes se sentaient abandonnés, et qu'ils ne pouvaient pas réellement travailler de manière autonome. Je pense qu'il existe des solutions pour organiser judicieusement les séances, et une confrontation avec des enseignants expérimentés m'aurait sans aucun doute aidée à gérer ces difficultés.

Jean-Marc Caré 2  propose de distribuer "des tâches précises d'observation et d'écoute" pour les non-participants, ce qui est finalement une solution intéressante destinée à favoriser l'implication de tous, mais la rétroaction au niveau des erreurs effectuée par les pairs et non par l'enseignant peut se révéler d'un usage délicat. Lorsque l'on est apprenant, relever les fautes de langue peut comporter des effets pervers (jugement négatif sur la production orale de l'autre, difficulté pour le non-participant d'émettre une opinion critique...). En revanche, noter les comportements gestuels ou les déplacements des apprenants est sans doute tout à fait pertinent pour le jeu de rôle, mais moins approprié pour le théâtre.

3 - Le projet irréaliste

Parmi les autres dangers qui guettent l'intervenant extérieur pour l'élaboration d'un atelier, je voudrais mentionner une expérience avortée menée avec des jeunes filles de l'I.F.A.L.P.E.S. à l'automne 1999. En effet, j'avais proposé mes services au directeur pour la constitution d'un atelier-théâtre, et ce dernier y avait répondu favorablement.

Trois jeunes filles s'étaient enthousiasmées pour la pièce "Un grand cri d'amour" de Josiane Balasko 3 dont elles avaient regardé la cassette en classe avec une de leurs enseignantes de l'I.F.A.L.P.E.S.. Le directeur évoqua avec moi la possibilité de les accompagner pour jouer un petit spectacle quelques semaines plus tard, avant le départ de Cho-Ji-Hyun, la jeune coréenne à l'initiative du projet. Cette jeune fille, très dynamique, travaillait dans une agence de tourisme spécialisée dans le repérage de villes à l'étranger susceptibles d'accueillir au mieux des étudiants coréens dans des écoles de langues, ou permettant de préparer un cursus universitaire dans de bonnes conditions.

Le projet de ces étudiantes était très vague. La débauche d'insultes contenue dans la pièce avait retenu leur attention au plus haut point, ainsi que le registre très vulgaire dans lequel elle est écrite.

Les raisons de leur choix n'étaient pas condamnables a priori, mais aucune préparation même matérielle n'avait été effectuée, comme simplement disposer de plusieurs exemplaires du texte. Je ne souhaitais pas bien sûr décourager ces étudiantes, mais il fallait leur faire comprendre qu'aucun être humain ne pouvait présenter un spectacle si modeste soit-il dans un laps de temps aussi court !

Après quelques lectures à haute voix chez Sofia et Maria, les deux jeunes filles suédoises de niveau intermédiaire concernées par l'entreprise, les séances furent interrompues brutalement car elles souhaitèrent profiter de l'ouverture de la saison de ski avant le retour dans leur pays à la fin décembre.

4 - L'absence de local

Je terminerai en soulignant un autre point essentiel à examiner avant d'accepter la prise en charge d'un groupe d'apprenants : il faut obtenir la mise à disposition d'un local décent. La direction de l'I.F.A..L.P.E.S. qui m'a accueillie ne peut être tenue responsable de l'absence de lieu pour faire du théâtre mais il existe souvent une méconnaissance totale de ce qu'implique une activité de ce genre.

Ainsi, en raison du manque de salles, nous sommes courageusement restées quelques semaines dans le hall non chauffé du Château de Boigne, et en gênant de surcroît un cours qui se tenait de l'autre côté d'une salle vitrée. Ces conditions très difficiles eurent raison de la bonne volonté d'un deuxième groupe d'apprenantes désireuses de faire du théâtre, à savoir Anika, Julia, Violette, Nadia et Eileen, bien que les débuts aient été prometteurs.

5 - Bilan

Même s'il est dommage de devoir renoncer à aider des apprenants qui ont choisi d'affronter le français de manière ludique, la règle élémentaire que l'on pourrait intituler celle des deux "F", Faisabilité et Facilité, doit être respectée, afin éviter tout malentendu et toute frustration pour les apprenants. Je pense qu'il est important de mentionner les raisons d'un échec programmé, pour ne pas accréditer l'idée qu'apprendre un rôle et jouer la comédie sont des activités totalement anodines ne faisant pas intervenir de notions de temps, d'espace, et d'effort !. Pratiquer le théâtre dans un cadre totalement informel c'est gérer l'aléatoire en permanence, il importe donc de définir précisément à l'avance les moyens dont disposera l'enseignant pour exercer ce type d'activité et de fixer des objectifs cohérents pour tous les participants.

C - Le travail en amont sur les textes

1 - Adaptations d'ordre sémantique et syntaxique

Travailler sur un texte théâtral, c'est l'examiner attentivement "sous toutes ses coutures" avant de pouvoir commencer à répéter, et donc en étudier la forme et le fond. Il faut effectuer un important travail à la table avec les étudiants, et ceci constitue une étape non négligeable concernant l'acquisition de la langue.

Lors de la première séance, après le survol des documents, Lina et Sara, les deux jeunes filles suédoises de niveau intermédiaire, choisirent la scène X de l'acte III (scène dite "du poumon") dans "Le Malade imaginaire" de Molière, Samantha et Yuko la scène IV de "La cantatrice chauve" de Ionesco, Maria et Mandy s'enthousiasmèrent pour "Le Gora" de Georges Courteline (cf annexe A).

Après les lectures à haute voix et la distribution d'éléments biographiques concernant les auteurs choisis, nous avons effectué quelques "remaniements" sur les documents en évitant au maximum d'altérer les propos des auteurs concernés.

Il est quasiment impossible, lorsque l'on envisage de présenter un texte de théâtre qui n'est plus contemporain, de conserver intactes les tournures et les expressions d'un autre âge, sous peine de rendre une pièce totalement incompréhensible pour un public étranger et non averti.

J'aurais pu bien sûr proposer aux apprenants des textes déjà "aménagés". Cette solution, peu pédagogique, aurait été plus confortable pour moi, mais proposer des textes déjà édulcorés me semblait gênant, même si cela nous aurait offert plus de temps pour répéter et jouer la comédie.

J'ai préféré que nous étudiions ensemble les documents originels. Ainsi, les coupures et adaptations ont été réalisées et négociées avec les apprenantes.

2 - Négocier et expliciter

Lina et Sara qui avaient choisi la scène "du poumon" ont souhaité garder les imparfaits du subjonctif de la fin de la tirade de Toinette : "je voudrais, monsieur, que vous eussiez toutes les maladies... que vous fussiez abandonné de tous les médecins...".

J'avais proposé un "aménagement" du texte pour ne pas leur compliquer la tâche avec un mode tombé en désuétude, sans pour autant altérer la compréhension de la réplique. J'ai trouvé émouvant ce respect de l'oeuvre de la part de ces jeunes filles surtout si l'on songe qu'en France, dans les écoles de théâtre ou au sein des troupes de théâtre, on modifie parfois volontiers des textes pour des raisons qui ne sont pas purement liés à la compréhension, mais pour divers motifs, comme le désir de rendre un texte plus fluide, le manque de temps ou de comédiens.

"La scène du poumon" a nécessité aussi des explications sur le lexique, comme par exemple le verbe "conglutiner" devenu un peu obscur - s'agissant du sang, on emploierait plutôt aujourd'hui le verbe "coaguler" -; et les pâtisseries connues sous le nom "d'oublies" n'évoquent plus grand-chose en français contemporain.

La tournure archaïque "Vous avez appétit à ce que vous mangez ?" est devenue "Avez-vous de l'appétit ?". La phrase portant sur les conseils en matière d'alimentation de Toinette, "Il faut manger de bon gros boeuf, de bon gros porc, de bon fromage de Hollande" implique obligatoirement aujourd'hui l'emploi de l'article partitif "du".

Toutes ces précisions doivent être rapidement apportées aux apprenants pour éviter un possible malentendu préjudiciable à leur apprentissage du français.

Pour Samantha qui travaillait sur "La cantatrice chauve", il fallut élucider l'emploi subtil de la négation explétive dans la première réplique de la scène IV :

"Mes excuses, Madame, mais il me semble , si je ne me trompe, que je vous ai déjà rencontrée quelque part."

Les formes "si je ne m'abuse"et "si je ne me trompe" appartiennent au registre oral soutenu, mais sont encore en usage aujourd'hui et, pour un étudiant de niveau avancé, il n'est peut-être pas inutile de les connaître.

3 - Les transformations de la saynète "Le Gora" (cf annexe A)

La saynète contient beaucoup d'expressions argotiques surannées peu compréhensibles pour des spectateurs lors d'une première écoute. De ce fait, nous les avons abandonnées ou nous avons fourni un équivalent pour certaines d'entre elles.

"Oui, je vais t'en boucher une surface" = "Oui, je vais t'en boucher un coin"

"Peste !"= "Oh la la !". Maria ne parvenait pas à "attaquer"sa réplique à l'aide de l'interjection "Peste !" raffinée mais démodée."Oh la la !" conserve un sens très voisin même si le registre de langue est plus familier.

"C'est une femme tout ce qu'il y a de bath" : "c'est une femme tout ce qu'il y a de bien". Ici, en revanche, en utilisant "bien" on perd la nuance familière et légèrement gouailleuse de l'idiolecte de "Bobéchotte".

"A preuve" dans la troisième réplique de la scène disparaît et l'on enchaîne "c'est une femme tout ce qu'il y a de bien, elle m'a donné" etc...

"Un bout de queue pointu, pointu, comme l'éteignoir de ma grand-mère" : la métaphore "comme l'éteignoir de ma grand-mère" devenue obscure pour nous a été supprimée. En effet, la référence n'appartient plus à notre vécu expérientiel et le sourire que l'image est censée produire ne jaillit plus spontanément aujourd'hui lors de la première écoute de la pièce.

"Je n'aime pas beaucoup qu'on s'offre ma physionomie" a été remplacé par "Je n'aime pas beaucoup qu'on se paie ma tête".

"Si... je m'étais payé ton 24-30..." allusion à la dimension du portrait, a été transformé par "si... je m'étais payé ta tête...".

"Je t'en flanquerai, moi, du zangora" devient "Je t'en donnerai, moi du zangora".

Nous avons choisi de conserver certaines expressions oubliées mais qui ne nuisaient pas à la compréhension du texte : "c'est pas encore toi, avec tes airs malins, qui lui feras le poil pour l'instruction", ou le juron rétro "sapristoche" qui réjouissait Maria.

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II - Le Gora à l'I.S.E.F.E : la méthodologie

A - La pièce

1 - Présentation de la pièce

Il ne s'agit pas à proprement parler d'une pièce, mais d'une scène en un acte, une pochade mettant en scène un bourgeois et la jeune femme avec laquelle il entretient une liaison. L'argument est très mince, puisqu'il s'agit en quelques pages d'ironiser à propos de la transgression commise par le personnage de Bobéchotte concernant le fonctionnement de la liaison en français.

Il est à noter que ce dysfonctionnement du langage affectant les petits enfants, cette méconnaissance hautement improbable de la langue, imaginée par Georges Courteline séduit encore à l'heure actuelle des publics très différents comme les enfants et les personnes âgées.

Il n'y a pas d'intrigue et la psychologie des personnages est très sommaire. La "profondeur" des personnages ne vient pas troubler l'interprétation des comédiens. Ceci offre l'avantage de simplifier la tâche de l'enseignant et des étudiants. Tout questionnement parasite sur les motivations profondes des personnages est évacué et, pour jouer, on envisage uniquement les émotions contenues dans la saynète et le profil social des individus.

2 - Pourquoi ce choix ?

A quelques exceptions près, les apprenants rencontrés au cours de mon stage, à qui j'ai proposé des extraits de pièces théâtralement très correctes (Ionesco, Tardieu) m'ont parfois indiqué qu'ils préféraient jouer des sketches à l'humour plus léger (ou plus lourd ?) parce que ceux-ci, semble-t-il, sont plus proches de ce qui amuse les français dans leur grande majorité. Les extraits classiques, notamment ceux que l'on range sous la bannière "théâtre de l'absurde", rappellent parfois aux étudiants l'aspect scolaire de l'enseignement du français. En effet, ces excellents auteurs qui offrent entre autres avantages celui de présenter une langue standard, basique même, sans familiarité excessive, figurent en bonne place dans les méthodes de français, mais possèdent de ce fait un goût de "déjà vu " pour les candidats au théâtre.

Le théâtre de boulevard et surtout le vaudeville ont joui longtemps d'une mauvaise réputation en France, particulièrement auprès des intellectuels, mais depuis quelques années de nombreux metteurs en scène montent à nouveau les auteurs classiques du boulevard comme Feydeau, Labiche ou Courteline, pour le plus grand plaisir de nos contemporains. Ceci nous réconcilie d'ailleurs avec une partie de notre patrimoine théâtral longtemps méprisé.

Maria et Mandy furent ravies de se plonger sans a priori dans les codes et les clichés d'une époque révolue. Maria avait choisi d'être "Gustave, dit Trognon", l'homme sûr de lui, maîtrisant parfaitement la langue française et adoptant un ton protecteur légèrement condescendant vis à vis de sa protégée "Bobéchotte", jeune femme entretenue, superficielle, peu cultivée, jouée par Mandy, et qui emploie un "français de cuisine" comme le fait dire Courteline à son amant "Trognon". Les surnoms affectueux parfaitement ridicules dont l'auteur affuble ses personnages montrent leur côté grotesque et en font des caricatures auxquelles on ne peut guère s'identifier. Cet excès permet toutes les audaces notamment en matière de variations intonatives.

3 - Implicite et regard partagé

Comme l'indique Jean-Pierre Ryngaert 4, "toute manifestation de la parole s'appuie sur des présupposés, des lois non écrites qui règlent les relations verbales entre les individus et s'apparentent parfois à de véritables rituels". Il importe justement que ces rituels soient compris et acceptés par les étudiants auxquels nous nous adressons.

Travailler une scène, même modeste, implique aussi de solliciter la vision du monde de l'apprenant. Il faut savoir l'aider à interpréter l'implicite du texte, le "sous-texte" dont parlait Stanislavski. Pour Maria et Mandy, la relation conflictuelle au sujet du mariage entre la maîtresse et l'homme qui l'entretient devait être perceptible. "Cette nébuleuse de sentiments et d'émotions" que décrit Anne Ubersfeld 5 et qui n'est pas parfaitement explicite dans le texte doivent néanmoins affleurer dans l'interprétation. "Bobéchotte" vit auprès de son amant une situation frustrante et la querelle autour de la liaison peut-être analysée comme un prétexte pour affirmer ses prérogatives, à savoir devenir l'épouse de "Trognon" ou plaquer définitivement cet homme qui la traite avec mépris. Avec Mandy et Maria, nous avons évoqué les rapports des personnages, et j'ai pu constater qu'elles avaient perçu non seulement le caractère conventionnel de la situation, mais aussi la satire sous-jacente assez ténue exprimée par Georges Courteline dans ce texte sur une facette de l'hypocrisie sociale largement répandue à la fin du XIX siècle et au début du XX siècle.

Il est très important de débusquer l'implicite derrière les actes de parole, de reconstituer "l'épaisseur du non-dit dans la communication" comme l'exprime Geneviève Zarate 6 à propos de la compétence culturelle et de "croiser nos regards" sur ce qui est suggéré, montré ou affirmé par un auteur dramatique.

B - La kinésique

1 - Le corps et la démarche

Chacune des apprenantes a travaillé la position du corps dans l'espace selon son rôle social. Il fallait réinventer, même modestement, des représentations imaginaires de cet homme et cette femme en lien avec leur époque.

Comme le dit Antoine Vitez 7, "si le théâtre est bien le laboratoire des gestes et des paroles de la société, il est à la fois le conservateur des formes anciennes de l'expression, et l'adversaire des traditions". Pour jouer, il faut innover et cependant maintenir un rituel, des références précises, communes au genre théâtral, mais aussi particulières aux univers évoqués.

Pour "Trognon", archétype de l'homme aisé et condescendant, j'ai demandé à Maria d'adopter des mouvements lents, remplis de componction, une démarche assurée de "bourgeois". Ses grandes enjambées devaient trancher avec la démarche plus "féminine" exécutée par Mandy, à l'aide de petits pas rapides qui faisaient claquer ses talons. Il faut noter que cette part de "grotesque" éloigne de manière salutaire le personnage du comédien. En effet, la distanciation permet à l'apprenant de jouer la comédie et de conserver intacte son "'image" sociale et intime.

2 - La gestuelle

"Bobéchotte" a du également développer le "gestus social" approprié à sa condition de cocotte, l'attitude faite de séduction et de légèreté que l'on prête à la française dans l'imaginaire collectif, c'est à dire un comportement à la fois enfantin, capricieux, espiègle et teinté d'insolence.

En ce qui concerne certains gestes codés, comme par exemple passer négligemment les doigts de son gant sur le dos du partenaire ou laisser ce dernier vous entourer affectueusement par les épaules, ils auraient peut-être été plus difficiles à réaliser avec des apprenants ne se connaissant pas, et appartenant à une culture proxémique tolérant mal les contacts physiques. J'avais perçu que je pouvais leur demander de mimer ces petits détails, pour créer entre elles un rapport de comédiens crédible. Cependant, il faut toujours prendre garde à ne pas choquer inutilement les apprenants, et les propositions de ce type ne peuvent intervenir que lorsqu'une certaine familiarité s'est établie parmi les personnes appartenant à un groupe donné.

Maria et Mandy se voyaient en dehors de leurs cours à l'I.S.E.F.E., et elles étaient devenues amies pendant leur séjour en France ; leur entente et les relations interpersonnelles qui s'étaient nouées entre elles m'ont beaucoup facilité la tâche pour "mettre le corps dans l'espace" comme l'écrit Marie France Bonnet 8.

Nous disposions de peu de temps pour effectuer correctement des jeux de mise en confiance préconisés notamment par Augusto Boal 9, mais composer petit à petit ces personnages caricaturaux et stylisés amusaient mes deux comédiennes, et créait une complicité favorisant leur implication au fur et à mesure du déroulement des répétitions.

3 - Les accessoires

Nous avons essayé de suggérer les rapports entre les personnages en relation avec leur mode de vie et le couple qu'ils forment par une gestuelle appropriée et quelques objets à la "fonction iconique" censés "suggérer" un intérieur vaguement bourgeois (livres à reliure dorée, tissu damassé dissimulant le bureau de l'amphithéâtre) ; un portemanteau dit "perroquet" portant quelques vêtements mettait un peu de vie dans la pièce pour donner l'impression d'un lieu "habité".

Quelques bribes de costumes et d'accessoires aidèrent Maria et Mandy à parfaire leurs personnages et à leur donner une certaine "épaisseur" (cf annexe B) :

- pour Mandy, une robe longue et décolletée, une capeline et des gants.

- pour Maria, un gilet, un chapeau, un cigare et un journal.

Nous avons opté pour le journal "Le Figaro" et ceci m'a permis de donner les raisons de mon choix à la fois sur le plan idéologique et historique. En effet, bon nombre de titres de presse présents aujourd'hui en France sont nés après 1945 et, même si ce détail peut passer inaperçu sur scène, il me semblait intéressant de mentionner ce petit fait de civilisation à mes apprenantes.

C - Transformer et investir l'espace

"Il n'y pas d'acteur sans espace et sans conscience de l'espace" Antoine Vitez.

1 - L'espace

Au départ nous avions effectué notre mise en espace en utilisant les ressources de la salle de classe, la fenêtre, la porte d'entrée et le bureau. Lorsque nous avons su que nous allions disposer de l'amphithéâtre réservé aux spectacles pour la représentation, nous avons redéfini les déplacements dans un espace plus vaste et disposé différemment. Maria et Mandy étaient un peu effrayées à l'idée de se retrouver sur ce plateau un peu impressionnant de l'Espace Culturel de l'Université de Savoie.

Nous avons pu, grâce à la gentillesse de la secrétaire de l'I.S.E.F.E. qui effectua la réservation, disposer de la salle la semaine précédant la petite fête de clôture organisée par les professeurs.

J'ai précisé à mes deux apprenties que pour les comédiens c'est chose courante de devoir s'adapter rapidement aux diverses configurations des lieux qu'ils investissent pour jouer. Pour nous, c'était une chance importante de pouvoir répéter au moins une fois à l'avance dans cet amphithéâtre. Du reste, elles se sont rapidement appropriées ce lieu plus vaste que la salle de classe dans lequel elles craignaient d'apparaître ridicules.

2 - Le décor

On ne construit plus des décors somptueux comme au début du siècle dernier, où le souci du réalisme l'emportait sur beaucoup d'autres considérations écrasant le comédien par son caractère imposant. Les impératifs économiques alliés à une notion d'esthétique qui a beaucoup évolué permettent d'indiquer à l'aide de signes figuratifs discrets le lieu et l'époque indiqués par la pièce. Ainsi, une gestuelle métaphorique, quelques bribes de décor symbolisant un lieu, un jeu d'accessoires minimal, emblèmes indispensables pour nourrir nos imaginaires, créent une ambiance qui laisse au spectateur le soin d'évoquer mentalement un l'univers représenté. Comme l'indique Anne Ubersfeld, le décor aujourd'hui est un "équilibre entre un décor carton-pâte censé fournir l'illusion et un espace vide".

Il est important de convaincre les apprenants qu'un décor a minima n'est pas dévalorisant pour une représentation en public. Il faut bien sûr cependant éviter de sombrer dans l'excès inverse, et banaliser l'acte de jeu en proposant aux apprenants de jouer dans un espace vide et en habit de tous les jours. Ce choix esthétique n'est pas pertinent pour des étudiants qui doivent conserver une distance par rapport à leur personnage tout en s'appropriant un rôle doublement "étranger" pour eux, d'une part par la langue, et d'autre part par le statut qu'ils endossent dans la pièce.

Un acteur, surtout s'il est débutant, a impérativement besoin de s'appuyer sur des éléments tangibles pour se forger une identité différente et ne pas abandonner son personnage en cours de route. Pour affronter un public même acquis d'avance et maintenir l'illusion, la convention théâtrale, il faut prévoir quelques éléments de costume et de décor lors des répétitions et de la représentation.

D - Bilan

J'ai pris beaucoup de plaisir à mettre en scène cette pochade avec Maria et Mandy. Les liens quasi affectifs qui se créent entre les participants lors d'une activité de ce genre contribuent à produire un souvenir agréable dans la mémoire des apprenants (cf annexe C).

Toutes les propositions de jeu sont à négocier. Dans un premier temps, les apprenants évaluent le bien-fondé des suggestions émises concernant l'intention de jeu et la gestuelle, puis ils s'approprient et intériorisent les éléments mis en place ensemble. Mes étudiantes étaient particulièrement attentives et réceptives. Bien qu'elles n'aient jamais pratiqué le théâtre auparavant, j'ai été étonnée de les voir s'imprégner du texte et intégrer avec une aisance surprenante les indications concernant le jeu des comédiens et la mise en espace. Proposer sans imposer sont les règles indispensables pour susciter le désir de jouer des apprenants et l'entretenir d'une manière constante.

Lorsque j'ai sollicité de manière informelle l'avis de Maria et Mandy concernant leur expérience, elles m'ont spontanément indiqué que ce type d'enseignement pourrait faire partie d'un approfondissement de la langue pour des publics avancés, une sorte d'"aide individualisée" destinée à favoriser la compréhension et la production orale.

Pour ce qui est de la représentation, il y a une véritable prise de risque de la part de l'apprenant, lorsque maître à bord avec son partenaire sur scène, il devient responsable du déroulement des opérations et agit en totale autonomie. Je me souviens du trac bien légitime qui avait assailli Maria et Mandy quelques dizaines de minutes avant qu'elles ne se produisent sur scène. Elles ont brusquement pris conscience de l'enjeu, comme tout comédien dans cette situation. Après quelques exercices de respiration en coulisse, et une fois passés les fous rires de l'émotion, elles relevèrent ce défi important. Procédant ensuite à leur auto-évaluation, elles jugèrent qu'elles avaient donné le meilleur d'elles-mêmes et furent ravies de l'accueil chaleureux de leurs professeurs et camarades.

Mon seul regret fut que nous ayons un peu "brûlé les étapes", pour parvenir au but ultime que nous nous étions fixées, à savoir cette micro-représentation, marque tangible de l'aboutissement des efforts entrepris. Mais, dans le cas d'un atelier-théâtre, il est important de montrer le résultat de l'implication des participants sans que cette échéance bien sûr ne paralyse les apprenants d'une manière trop excessive.

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III - Le théâtre : une pratique transversale

L'approche dramatique met en jeu toutes les compétences indispensables à l'apprenant dans son apprentissage de la langue à l'exception de la production écrite. Elle permet d'opérer un recoupement entre des pratiques pédagogiques parfois envisagées séparément (compréhension écrite et orale, prosodie, civilisation...).

A - Maîtriser le code linguistique

On a vu précédemment les modifications et explications à effectuer en amont sur les textes. Au plan de la langue, il faut envisager la forme et le sens de l'écrit, c'est-à-dire se livrer à une analyse détaillée. Ce travail à la table doit être fait d'une façon très scrupuleuse avec les étudiants, pour éviter toute approximation, malentendu ou interprétation erronée, d'autant que même pour des locuteurs natifs apprentis-comédiens un contresens est toujours envisageable. Mais, en aval, les textes offrent également des perspectives d'exploitation pédagogique.

1 - Le lexique

Les jeux sur la langue permettent d'enrichir le vocabulaire de l'apprenant et l'aident à mieux maîtriser certains codes linguistiques.

Lors de mon passage à l'I.F.A.L.P.E.S., Violette, une jeune hollandaise de niveau avancé et Julia, suédoise de niveau intermédiaire, âgées d'une vingtaine d'années, avaient choisi un sketch très court, permettant de travailler des schémas intonatifs variés et les actes de paroles se rapportant à la fatigue, l'indignation et la colère (cf annexe D).

Au plan du lexique, nous avons pu aborder les nuances métaphoriques des couleurs (jaune canari, rose bonbon, etc...) mises en relation avec le fromage "bleu d'Auvergne", appellation usant d'un procédé métonymique pour nommer un produit du terroir.

Nous avons cherché d'autres métaphores (bleu nuit, rouge cerise, vert pomme, jaune paille, etc..) et des produits désignés par leur couleur "blanc de Savoie" "petit noir", "rouge", "petit-gris" (l'escargot), etc... On peut envisager d'associer à ce vocabulaire les expressions figées recouvrant des émotions humaines comme une peur bleue, une colère noire, un rire jaune, etc...

Le sketch peut servir également de point de départ pour repérer les homonymes, grâce aux jeux sur les mots "couette" et "natte" (jeu de mot sur l'animal "cochon", le "cocher"du fiacre et l'emploi en situation du verbe "cocher" utile pour la compréhension des consignes).

Pour des étudiantes avancées comme Maria et Mandy, la difficulté dans "Le Gora" se situait plutôt au niveau des registres de langues des protagonistes et de leur idiolecte très daté, qui nécessita, comme on l'a vu, quelques adaptations.

Elles apprirent au plan du vocabulaire l'expression figée"il n'y pas de quoi fouetter un chat". Courteline, comme le texte évoque un chat angora, commet une transgression de l'emploi figé en écrivant "fouetter un chien". Ceci nous permit d'évoquer d'autres locutions figurées ayant trait aux animaux : "il fait un temps de chien", "un froid de canard", etc... Le double sens du mot "liaison" qui constitue un des charmes de la saynète et sa connotation particulière en France ont été également explicités.

2 - Savoirs en langue

a) la liaison

Il faut rester prudent dans les propositions concernant les textes de théâtre. Il serait séduisant d'envisager d'étudier "Le Gora" pour découvrir le mécanisme de la liaison en français, mais le paradoxe, c'est que pour effectuer cette "gymnastique" verbale consistant à utiliser des liaisons fautives et jouer avec l'effet comique produit, il faut justement avoir intégré ce mécanisme de la langue. Pour Mandy, apprendre "Le Gora" signifiait adopter une structure langagière erronée. Bien souvent, d'ailleurs, au cours des répétitions, Mandy oubliait son ignorance feinte du système de la liaison et rétablissait d'instinct la forme correcte. Maria et Mandy avaient parfaitement intériorisé ce système de la langue, et donc elles n'encouraient pas a priori le risque de fixer une erreur dans leur interlangue. Il est important de ne pas commettre de contresens pédagogique en proposant ce jeu prosodique à des étudiants débutants, à moins d'extraire et de recontextualiser quelques répliques expliquant clairement le mécanisme de la liaison :

Gustave - Oh mais pas du tout ; je proteste. Je t'ai dit de dire : un angora, mais pas un petit nangora... C'est que dans le premier cas, l'a du mot angora est précédé de la lettre n, tandis que c'est la lettre t qui le précède avec le mot petit.

Gustave - Tu t'emballes; tu as bien tort ! Je dis : "On dit un angora, un petit angora, ou un gros angora"; il n'y a pas de quoi fouetter un chien et tu ne vas pas te fâcher pour une question de liaison.

Avec des débutants, on peut aussi envisager à l'aide de cet exemple de chercher des mots commençant par une voyelle, avant d'évoquer par exemple, les liaisons plus difficiles, comme le cas du "h" muet et du "h" aspiré, et la liaison interdite avec certains mots tels que, et, selon, sinon...

b) le subjonctif

Parfois les savoirs intériorisés de l'apprenant sont si bien ancrés qu'il serait inutile et dangereux de chercher à le déstabiliser en lui imposant de respecter la syntaxe d'un texte, a fortiori si cela ne change rien au plan sémantique.

Dans "Le Gora",Mandy transformait spontanément l'infinitif de la réplique "Il vaudrait mieux le dire tout de suite" pour utiliser la forme subjonctive : "Il vaudrait mieux que tu le dises tout de suite". Si l'on examine cet aspect inconscient de son interlangue, c'est donc la forme à l'infinitif du verbe "dire" qui lui apparaissait "instinctivement" comme non conforme à son image interne de la langue, tandis que le subjonctif, mode réputé difficile d'accès pour les apprenants, lui venait à l'esprit sans effort. Cette observation appelle deux remarques : d'une part l'enseignement qu'elle avait reçu concernant l'emploi du subjonctif lui avait permis d'intégrer parfaitement et définitivement l'utilisation de ce mode (elle avait vraisemblablement appris la construction : il vaut mieux que + subjonctif sous la forme d'un bloc langagier intangible) ; d'autre part, l'assimilation de ce mode subtil est peut-être moins compliquée que nous ne l'imaginons parfois.

B - Langue et communication

1 - Communiquer

Comprendre une langue, c'est entre autres choses interpréter correctement des intentions de communication, or jouer la comédie c'est aussi interpréter une situation et produire des intentions de jeu en fonction de ce que l'on souhaite exprimer. L'acteur émet des hypothèses, fait des propositions de jeu qui seront ensuite validées ou non par le partenaire ou le metteur en scène selon l'effet recherché, et l'adéquation à la situation. La compréhension orale c'est aussi anticiper, établir des hypothèses grâce à des indices d'ordre verbal et non-verbal et ce n'est pas uniquement déchiffrer des éléments séparés qui feront sens dans un deuxième temps.

Le mot et le geste sont étroitement imbriqués dans le jeu du comédien. Au théâtre, le spectateur ne décrypte pas de manière détaillée l'attitude d'un personnage. Le regard, le sourire, la voix, les mots forment un ensemble que nous percevons globalement et qui s'imprime en nous, sans que nous éprouvions spontanément le besoin de chercher à analyser les diverses composantes de ce que capte notre cerveau : "le mode d'expression au théâtre ne consiste pas en mots, mais en personnes qui se meuvent sur scène en employant des mots" explique Jean-Pierre Ryngaert 10, citant lui-même le poète américain Ezra Pound. C'est l'assemblage de gestes, de lettres et de sons dans un espace donné qui font sens pour le spectateur.

A l'aide de tout ces matériaux, il faut donc pouvoir communiquer ses émotions et ses sentiments le mieux possible, et s'attacher à montrer un personnage drôle, tendre, furieux, par la voix, le corps et les mimiques.

2 - L'aspect pragmatique de la langue

Donner des "couleurs" différentes aux répliques prononcées, c'est le travail du comédien, mais c'est aussi celui de l'étudiant étranger dans le pays où il réside, lorsqu'il s'exprime avec des locuteurs natifs.

Il doit produire des énoncés non seulement corrects au plan grammatical et syntaxique, mais compréhensibles par le rythme, l'intonation et la prononciation, c'est-à-dire tout ce qui fait l'expressivité de notre discours.

Il existe aussi des analogies importantes entre la communication théâtrale ritualisée et les interactions langagières que nous construisons chaque jour. Jean-Pierre Ryngaert établit d'ailleurs un parallèle intéressant entre la conversation au quotidien et les dialogues de théâtre. En effet, "les règles psychologiques, culturelles et sociales qui commandent l'utilisation de la parole dans un cadre social" sont "reconstruites" au théâtre. Ces règles, qui nous sont familières et implicites, appartiennent au champ de la compétence de communication, et le théâtre, lieu où l'on mime le réel, fournit à l'apprenant une approche pragmatique d'échanges conversationnels dans un contexte précis.

C - La prosodie et l'interprétation

1 - Observations

a) "La cantatrice chauve"

Samantha la jeune américaine s'inquiétait surtout de la psychologie de son personnage (Mrs Smith dans "La cantatrice chauve"). Elle souhaitait respecter impérativement l'indication donnée par l'auteur faisant référence à sa "sincérité tragique", mais en même temps cette indication lui paraissait être un obstacle pour l'interpréter d'une manière appropriée. Elle s'était focalisée d'une manière un peu excessive sur cette note de bas de page de l'auteur et cela entravait quelque peu sa capacité à se laisser entraîner dans le jeu.

Yuko, sa partenaire qui avait déjà étudié à l'écrit la scène au Japon, était très expressive, ses intonations étaient très justes et elle possédait un sens aigu de la coopération.

Les corrections les plus importantes à effectuer la concernant était de nature prosodique comme par exemple la prononciation de [duziEm], au lieu de [d{ziEm] dans la réplique de la scène IV de la Cantatrice Chauve "...nous nous sommes peut-être bien rencontrés en deuxième classe, chère madame !". Peut-être aurait-il été judicieux de pouvoir mettre en pratique les méthodes correctives verbo-tonales que j'ai découvertes à l'automne 1999 alors que mon stage à l'I.S.E.F.E. était déjà terminé.

b) "Le Gora"

Pour Maria, espagnole, la difficulté était de discriminer les sons [~a11 et [~E] dans les répliques suivantes :

"On dit un angora" : [~Egora] au lieu de [~agora]

"J'en suis même certain" : [z~Esyi] au lieu de [z~asyi]

"N'en doute pas" : [n~Edutpa] au lieu de [n~adutpa]

Dans les mots "liaison" et "concierge", il lui était difficile de produire le son [~o] au lieu de [On].

Pour le mot [k~osjErZ] la discrimination des sons [s] et [S] posaient problème, le son [s] était prononcé [S] par l'apprenante, ce qui donnait la prononciation suivante : [kOnSjErZ], de plus, la proximité du glide [j] et du son [Z]ne constituait pas ici une approche facilitante pour l'apprenante.

La prononciation de ce mot assorti d'une intonation ironique et d'un accent d'insistance lui fournirent l'occasion de s'entraîner moult fois à réajuster sa prononciation. Son débit de parole très rapide nuisait à l'amélioration de son articulation. Elle en était parfaitement consciente et souhaitait de plus éviter une "fossilisation" de son accent. Il faut noter que cette fossilisation est parfois caractéristique d'étrangers dont la culture et la langue nous sont très proches, qui acquièrent le français avec une grande rapidité, mais que les locuteurs natifs peinent à comprendre malgré la proximité des langues.

c) "Hôtel"

Lors de mon expérience à l'I.F.A.L.P.E.S. Violette de niveau intermédiaire qui s'exprimait avec beaucoup d'aisance en français, ayant pris l'habitude d'enchaîner rapidement les mots dans les phrases, formait une liaison abusive entre "Bon" et "alors" dans "Bon, alors, donnez-m'en une verte... Voilà ! ...non, mais !". (cf annexe D)

Transcription : [bOnalOr]

La liaison avec les nasales est délicate en français et les paramètres à prendre en compte ne sont pas du tout évidents pour des étudiants étrangers. En effet, dans ce cas précis, il s'agit de deux groupes syntaxiques et rythmiques différents. La présence d'une virgule, signe de ponctuation marquant la pause, permet de visualiser ces deux groupes distincts. Cependant, le réflexe prosodique de Violette était tout à fait compréhensible si l'on songe au groupe syntaxique "il est bon élève" où le lien prioritaire sémantique et syntaxique, situé à droite, implique la nécessité d'effectuer une liaison.

Pour corriger cette liaison abusive, elle a marqué une pause "excessive" entre les deux groupes en s'aidant d'une mimique qui marquait le début de son impatience et travaillé de ce fait l'accentuation sur les deux syllabes de fin de groupe, "Bon" et "Alors". De plus, l'accent de groupe appartenant au système de la langue, renforcé par un accent d'insistance expressif sur "Bon", empêchait ainsi l'apprenante d'enchaîner son discours et d'effectuer une liaison interdite.

2 - Jeu et contexte facilitant

Ce sont les ressources du jeu théâtral qui permettent à l'apprenant de corriger sa prosodie au sein d'un contexte facilitant. Ce contexte évite les effets démotivants d'une répétition systématique. Le fait de reprendre la prononciation en même temps que l'intention de jeu me paraît intéressante, car elle ôte en partie le caractère négatif d'une correction uniquement centrée sur la prosodie. En cherchant à améliorer le jeu du comédien en même temps que la langue, on gomme l'aspect parfois gênant de la "reprise" à froid. De plus, on sait qu'une correction à l'oral par la simple écoute, et la répétition de mots hors contexte est jugée inefficace par les didacticiens.

Je voudrais également indiquer qu'il est indispensable de ne pas réserver le théâtre à un public d'étudiants avancés uniquement. Etre débutant en français n'empêche pas de s'intégrer dans une équipe et, lors de ma courte expérience à l'I.F.A.L.P.E.S., nous avions parmi nous une jeune fille suédoise de dix-neuf ans, "Eileen", qui répéta avec beaucoup de conviction le rôle d'Hamlet dans la courte scène extraite du recueil de poésies "Paroles" de Jacques Prévert intitulée "L'accent grave". Elle travailla notamment les intonations expressives des interjections, et actes de parole suivants : "Hein... Quoi... Pardon... Qu'est-ce qui se passe... Qu'est-ce qu'il y a... Qu'est-ce que c'est ?..." Le théâtre permet d'apprendre à maîtriser en situation différentes formes intonatives. Pour les étudiants de niveau débutant ou intermédiaire cela peut constituer une approche amusante et utile de la langue favorisant la compréhension orale des locuteurs natifs.

D - Prolongements didactiques

1 - Théâtre et compétence culturelle

Une pièce de théâtre n'est jamais neutre idéologiquement et sociologiquement. Un texte dramatique a son histoire propre, il raconte, il met en scène des situations, des individus qui se questionnent, s'affrontent, émettent une opinion sur différents sujets.

De plus, un texte théâtral, quel que soit le ou les sujet abordés, a été produit dans une période, un contexte particulier, qui en fait un témoignage sur une époque donnée, et il porte également en lui la vision du monde de son auteur.

Pour Geneviève Zarate 12"Plus un document est contextualisé plus la réflexion de l'élève est sollicitée". Elle ajoute "...Il importe que le document porte avec lui les clefs qui permettent à l'élève de se désolidariser de la vision du monde qui y est explicitement proposée et que les enjeux propres à cette mise en scène de la réalité puissent être analysés". Cette réflexion concernant le document authentique peut s'appliquer également aux oeuvres théâtrales qui portent en elles tous les ingrédients nécessaires à l'analyse de réalités sociales et humaines complexes. Les thèmes abordés au cours de périodes historiques et idéologiques différentes peuvent servir de base à une réflexion d'ordre culturel.

2 - Civilisation

Concrètement, en conservant l'hypothèse d'un atelier fonctionnant pour des étudiants motivés, on peut envisager de regrouper des scènes, des sketches, des extraits d'oeuvres sur un thème commun qui sont abordés de manière différente selon le style théâtral, l'auteur, l'époque, le point de vue, etc...

Le collage de scènes pour former un spectacle est une pratique ancienne mais qui se développe de plus en plus au sein de troupes peu fortunées ou ne souhaitant pas monter des oeuvres complètes. A titre anecdotique, l'été dernier au festival "off" d'Avignon, j'ai assisté à un montage amusant de scènes extraites d'oeuvres très différentes, mêlant Feydeau, Barillet et Grédy, Courteline, Danaud, Rullier et Obaldia sur un thème léger : le monde des cocottes et des femmes trompées, qui s'intitulait "Un siècle de cocottes et cocues". Les styles très différents des auteurs apportaient une note insolite et originale à un sujet surexploité au théâtre.

De manière plus sérieuse, le théâtre en abordant des thèmes universels peut fournir une approche pertinente pour des apprenants de F.L.E. en matière de civilisation.

Par exemple, dans une rubrique intitulée "Malades et médecins", on trouverait des classiques tels que "Knock" de Jules Romain ou "Le Malade Imaginaire" de Molière, "La mort et le médecin" de Jean Tardieu, mais aussi la première scène de "L'astronome" de Didier Van Cauwelaert qui aborde la psychanalyse d'une manière un peu acide, ou encore, bien qu'il ne s'agisse pas d'une pièce de théâtre, des extraits du livre "La maladie de Sachs" de Martin Winkler paru en 1998, important succès de librairie, qui contient des dialogues adaptables au théâtre.

Sous la rubrique "Elèves et professeurs", on peut proposer des extraits de l'inusable "Topaze" de Marcel Pagnol, mais aussi des pièces plus récentes comme "La nappe de papier" de Jacky Viallon, "La journée du maire" d'Isabelle Philippe et Catherine Depersin écrite en 1993 et bien sûr le célèbre sketch "Chapon Gilbert" joué par Guy Bedos et Sophie Daumier.

Par le théâtre, on peut aborder bien d'autres universels-singuliers, comme l'art, l'argent, l'amour, mais aussi des sujets plus en lien avec nos pratiques culturelles spécifiques, le monde de l'entreprise en France, les sorties au restaurant, le cyclisme 13...

La lecture-spectacle offre également des ressources très intéressantes puisqu'elle permet de mélanger les genres littéraires (poésie, conte, théâtre, roman, nouvelle) et d'aborder des thèmes classiques ou inattendus (la nourriture, les parfums, la science-fiction, etc...).

3 - Le stéréotype au théâtre

"En tant que représentation collective accréditée, le stéréotype relève du fonds commun à partir duquel un groupe donné façonne la vision des choses et des événements."14

Lorsque Maria et Mandy ont commencé à travailler sur "Le Gora", il m'a semblé indispensable que nous évoquions régulièrement au cours des répétitions d'une part les stéréotypes liés au sexe et au statut des personnages, et d'autre part ceux relatifs à l'époque au sein de laquelle ils évoluaient.

En matière d'expérience originale qui peut constituer une autre application didactique du texte théâtral pour des étudiants avancés, en lien avec la civilisation, j'aimerais mentionner le plan détaillé d'un mémoire de maîtrise F.L.E. rédigé par Solène Brunet et figurant "en ligne" sur le site de la maîtrise F.L.E. de Nantes (http://home.worldnet.fr/~patrocle/dossiers/brunet.htm). [edit 02/10/2008 : depuis 2005, ce lien est devenu http://patrocle44.free.fr/dossiers/brunet.htm]

Ce mémoire traite de l'autostéréotype et de l'hétérostéréotype dans les "Lettres Persanes", à savoir l'image collective que nous avons de nous-mêmes et celle ayant trait au "contenu des représentations qu'un peuple se fait d'un autre"15. Solène Brunet propose d'utiliser des extraits de l'oeuvre de Montesquieu comme base de travail avec des étudiants étrangers.

A titre d'information, voici sa méthodologie concernant les "Lettres Persanes" :

Lecture d'un ou plusieurs textes.

Identification des stéréotypes.

Surenchère écrite ou orale.

Débat.

Questionnaire portant sur la représentation de la femme orientale et occidentale

Si la littérature est un "lieu emblématique de l'interculturel", comme le rappellent Louis Porcher et Martine Abdallah-Pretceille 16, on peut alors considérer que le genre théâtral se prête aussi à une utilisation didactique en matière de représentations culturelles figées.

Ayant lu récemment une adaptation théâtrale des "Lettres Persanes"17, le sujet de mémoire de Solène Brunet m'a inspiré une utilisation pédagogique dans une optique interculturelle peut-être un peu différente de l'utilisation plus classique et habituelle du théâtre.

Il s'agirait de faire travailler des étudiants sur un répertoire faisant état des représentations stéréotypées sur soi-même et l'Autre. Le théâtre offre un jeu de miroir intéressant sur l'ambivalence des schèmes collectifs imaginaires.

Les comédies, vaudevilles, sketches et pastiches qui évoquent nos idées reçues sur l'Autre et nous-mêmes, comme par exemple les lieux communs portant sur les qualités et les défauts de certains peuples, la nourriture à l'étranger, les "aléas" subis par le français en voyage, pourraient être utilisés pour une réflexion sur les fantasmes, les clichés, et les préjugés culturels de toutes sortes.

On peut déjà citer dans le désordre, et la liste n'est pas exhaustive, "Les Vacances" in "Les Autres" de Jean-Claude Grumberg, "Tourisme" in "Pièces détachées" de Jean-Michel Ribes, "Monsieur Jourdain au Tonkin" de Tran Minh Ngoc et Vincent Colin 18 en parallèle avec des extraits de la pièce "Le Bourgeois Gentilhomme" de Molière.

On peut ajouter également "Tchin Tchin" de François Billetdoux, "Fenêtre sur jungle" d'Henri-Frédéric Blanc adapté au théâtre par Marc Brunet, sans oublier Feydeau, Ionesco et Boris Vian, et les sketches de nombreux humoristes qui mettent en scène "l'étranger" à la fois en tant que lieu et personne humaine.

Tout ceci permettrait d'aborder différentes formes d'écriture théâtrale, en étudiant le contenu sociologique des textes, et agirait comme un aiguillon motivationnel, sans effrayer un public d'étudiants peu disposés à affronter le jeu dramatique.

A partir des supports fournis par l'enseignant, les étudiants pourraient également produire par écrit leurs anecdotes personnelles, souvenirs et réflexions inspirés par les textes.

Cette réflexion interculturelle à partir du théâtre serait à manier avec prudence et parcimonie, pour ne pas risquer bien sûr de devenir une "machine" à créer de l'autodérision stérile, qui finirait par devenir vide de sens pour tous les participants. C'est pourquoi on peut aussi envisager d'étudier avec des apprenants le stéréotype au plan de la langue elle-même (proverbes, locutions figées, jeux de mots...) et non pas uniquement les images véhiculées au plan sociologique par les textes théâtraux.

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IV - Jeu de rôles et théâtre : quels objectifs ?

On ne peut évoquer le théâtre sans faire référence au jeu de rôle dont les apports sont essentiels à l'enseignement du Français Langue Etrangère.

A - Jeux de rôles et sketches à la Cité des Langues

Au mois de décembre 1999, j'avais contacté Monsieur Freschi, responsable de la section Français Langue Etrangère à La Cité des langues de la Maison de la Promotion Sociale pour poursuivre mon stage pratique et celui-ci avait répondu favorablement à ma demande.

1 - Conditions d'observation

Outre un enseignement dispensé aux jeunes filles au pair, la Cité des langues reçoit des groupes de jeunes gens qui viennent effectuer des stages dans des entreprises françaises. Pendant environ un mois, les professeurs leur dispensent un enseignement de français avant leur séjour en entreprise.

A partir de la mi-janvier, je suis allée observer pendant quelques séances un groupe de britanniques avec leur professeur, et Monsieur Freschi m'a proposé de les prendre quelques matins en fonction de mon emploi du temps, pendant leur temps d'activité libre de 11h15 à 12h00. Ils étaient sept, six garçons et une fille, âgés d'une vingtaine d'années et se destinant à devenir ingénieurs commerciaux dans leur pays.

2 - Déroulement

Ces apprenants qui formaient un groupe très homogène s'exprimaient volontiers à l'oral et il m'a semblé intéressant, après avoir bavardé avec eux pendant la première séance sur des sujets d'actualité à ce moment précis (marée noire, etc...), de leur proposer un jeu de rôle pour exercer leur talent d'improvisation. Un matin, avec six étudiants présents, Ellie, Marc, Keith, Tarquin, Nick et Bennet, j'ai constitué trois groupes de deux apprenants auxquels j'ai proposé les deux canevas suivants, qui n'étaient pas véritablement des simulations à caractère professionnel, malgré la référence au monde du travail et laissaient en partie libre cours à leur fantaisie :

Sujet n°1

Vous êtes responsable d'une société import-export qui fabrique des matières dangereuses ou fragiles (donnez la nature du produit).

Un de vos chauffeurs doit livrer cette matière en Italie. Malheureusement, le tunnel qui relie la France à l'Italie est fermé suite à un accident ou une grève.

Le chauffeur vous appelle, imaginez la discussion entre vous et ce chauffeur et les solutions envisagées pour livrer rapidement le produit.

Sujet n°2

Vous travaillez dans une coopérative qui fabrique du fromage français et vous devez convaincre la société pour laquelle vous travaillez d'acheter ce fromage.

Donnez vos arguments pour convaincre l'éventuel acheteur (saveur, coût, utilisation dans des recettes...).

Deux groupes de deux apprenants ont choisi le premier sujet.

Pour Keith et Tarquin un tremblement de terre avait coupé la route et le chauffeur joué par Tarquin qui transportait du plutonium proposa de passer par une route dans la montagne. Ils ont eu l'idée de mettre de l'humour dans leur dialogue :

...

Keith : - ...Oui ça va, mais j'ai un petit problème...

Tarquin : - Avec ta santé ?

Keith : - Non.

Tarquin : - Tu l'auras après avoir livré cette marchandise !

Le patron joué par Keith refusa la modification de l'itinéraire en argumentant de la façon suivante : il avait vu un film mettant en scène l'acteur Michael Caine où ce dernier, après avoir dérobé de l'argent dans une banque, était victime d'un accident sur une petite route de montagne. L'apprenant avait vu ce film et se servait de ses connaissances personnelles pour étoffer sa production.

Pour Nick et Bennet, un accident était à l'origine de la fermeture du tunnel et emprunter une autre route rallongeait le trajet d'une manière trop importante :

Nick : - Zut alors ! Ça c'est un grand problème, est ce qu'il y a une autre route ?

Bennet : - Oui, mais c'est très loin, et donc le voyage serait vers cinq en plus.

Après la prestation, j'ai corrigé les formes erronées comme par exemple : "Oui, mais c'est très loin, et le voyage serait vers cinq en plus" remplacée par "Oui, mais c'est très long et le voyage durerait cinq heures de plus".

Ellie et Marc avaient opté pour le deuxième sujet et s'étaient donnés les noms de Monsieur Cooperative et Madame Uncooperative, jouant sur le double sens du mot, à savoir le substantif français "coopérative" et l'adjectif "cooperative" en anglais.

Au cours du travail de préparation, ils avaient pris quelques notes et je leur avais fourni à la demande un peu de vocabulaire comme "chaîne du froid", "lait stérilisé", "lait cru", "acheminement"... Ensuite ils improvisèrent totalement et jouèrent un dialogue évoquant les risques pour la santé liés au fromage français fabriqué à partir de lait cru, et les difficultés d'acheminement des produits par la route dans de bonnes conditions de conservation et d'hygiène. Ils furent très applaudis par leurs camarades pour cette prestation à caractère"protectionniste".

3 - Remarques

Nous avons disposé d'un peu plus d'une demi-heure pour imaginer et jouer les improvisations, et il est intéressant de remarquer la disponibilité des apprenants prêts à "rebondir" sur des propositions qui ne s'inscrivent pas dans une logique d'apprentissage précise.

Dans le cas des groupes qui avaient choisi le premier sujet, ils avaient bâti leur dialogue par écrit et, comme ils s'y référaient souvent, cela ôta une part importante d'imprévu et de spontanéité à leur prestation.

En revanche, Ellie et Marc avaient pris des notes qu'ils avaient abandonnées pour jouer, ce qui leur donnait une liberté appréciable pour véritablement dialoguer avec beaucoup d'expressivité.

Si ce groupe était resté plus longtemps à La Cité des Langues, j'avais envisagé de leur faire produire des jeux de rôle à l'aide d'objets incongrus ou familiers. On détourne des objets de leur fonction initiale, pour en imaginer d'autres usages, et l'on vante les mérites des nouveaux "produits" auprès d'acheteurs potentiels. Ces méthodes visant à développer les stratégies argumentatives pour des locuteurs natifs peuvent être aussi utilisées pour des apprenants de F.L.E. d'un niveau avancé ou s'exprimant volontiers à l'oral et se destinant par exemple à une profession dans le domaine commercial.

Il existe d'autres variantes d'improvisation à partir d'objets transitionnels, par exemple on peut proposer à l'apprenant qui joue le rôle de l'acheteur de déstabiliser le vendeur en réclamant autre chose que ce qui est à vendre, ou en évoquant les vices cachés de l'objet vanté.

Les improvisations sont l'occasion pour l'apprenant de mobiliser des connaissances antérieures au niveau du vocabulaire et de la syntaxe et de solliciter les ressorts de son imagination. L'enseignant fournit du vocabulaire à la demande des intéressés pour alimenter et étoffer les productions des apprenants.

En matière de jeu de rôle, "les contenus linguistiques ne sont pas préétablis mais déterminés par les participants eux-mêmes en fonction de ce qu'ils désirent exprimer" nous dit Bernard Dufeu 19.

Certains jeux de rôles fixent des contraintes de vocabulaire ou syntaxique. Bien qu'il s'agisse en général dans ce cas d'une étape pédagogique visant le réemploi en classe de F.L.E,. l'exercice fait néanmoins appel aux facultés créatrices de l'apprenant, et n'est pas totalement dépourvu d'intérêt.

En tout état de cause, et je reprends les propos de Claudio Agular20 évoquant la comedia dell'arte mais qui s'appliquent ici, "l'improvisation tout à fait spontanée n'existe pas". Il semble en effet nécessaire de fournir un canevas à l'apprenant pour justement lui permettre d'activer et d'exercer sa créativité langagière.

4 - L'improvisation imprévue

A propos de créativité, je voudrais mentionner la prestation tout à fait intéressante réalisée par une jeune fille polonaise au mois de mars de cette année à la Cité des Langues. Elle montre l'inventivité des apprenants toujours prête à jaillir et d'une manière souvent imprévue.

A ce moment là, j'effectuais de l'observation auprès d'un groupe de jeunes filles au pair et j'avais proposé à certaines d'entre elles de lire des sketches dans une autre salle pendant que le reste du groupe travaillait sur d'autres exercices avec leur professeur. Alexandra avait choisi un sketch d'Alex Métayer intitulé "Les pâtes à la Boudouni" 21, suite d'actes de paroles mettant en scène un père (devenu ici une mère). Celui-ci parle au téléphone avec son fils qui fait une inquiétante cuisine en compagnie d'un camarade dans la maison familiale. Alexandra a lu le texte plusieurs fois avec moi, et nous avons travaillé l'expressivité en lien avec la situation de communication exprimée par l'auteur.

A l'aide d'un portable emprunté à une de ses camarades, elle décida de présenter une lecture animée du sketch au reste du groupe-classe. Je fus surprise de l'entendre rajouter au texte des paroles de son cru au fur et à mesure de sa lecture, celles-ci étant tout à fait contextualisées. Son discours étoffait celui du comédien d'une manière très drôle et très pertinente. Nous étions à mi-chemin entre la lecture et l'improvisation, les mimiques et les mots imaginés par l'apprenante étonnèrent tout le monde et eurent pour effet positif d'encourager une autre jeune femme mexicaine, plus timide, à proposer une lecture du sketch qu'elle avait choisi. Sans m'avertir de ses intentions, Brenda avait appris pendant les vacances de Pâques "Le repas d'anniversaire" d'Alex Métayer, et lors de son retour nous mîmes sommairement la scène en espace dans la classe à l'aide d'une table et de chaises disponibles.

Ceci montre bien que laisser un apprenant s'exprimer seul devant la classe n'est pas forcément une opération de cabotinage qui met à l'écart le reste du groupe-classe, laissant celui-ci dans la situation d'un spectateur passif et complaisant. Certains apprenants peuvent se sentir encouragés en voyant un de leur pairs oser s'exprimer devant le groupe, et perçoivent que l'aventure peut être tentée sans prendre de risque inconsidéré.

Je conclurai mes observations à la Cité des Langues en citant Bernard Dufeu 22 : "Le jeu de rôles favorise le développement d'attitudes, d'aptitudes et de comportements communicatifs, tels que l'écoute, la disponibilité, la réceptivité, l'observation, la flexibilité, l'imagination, le ludisme".

B - Théâtre ou jeu de rôle ?

Théâtre et jeu de rôles ne répondent pas aux mêmes objectifs. Dans le cas du jeu de rôle, il s'agit souvent de répondre à une nécessité sociale et professionnelle, de privilégier l'aisance, l'aptitude à organiser et à improviser son discours. L'objectif est concret, immédiat et répond souvent à des besoins langagiers précis. Le résultat est plus spectaculaire, plus rapide et plus vivant que le travail sur une scène écrite, mais plus superficiel également car on ne cherche pas à approfondir le jeu du comédien.

En revanche, le travail sur un objet théâtral est plus lent, de nature artisanale et nécessite une maturation importante de la part des apprentis-comédiens. Le souci du détail en matière de jeu et d'interprétation est constant et favorise une exploitation pédagogique au plan de la prosodie et de l'expression non-verbale très importante en matière de communication. On est plus exigeant, plus perfectionniste lorsque l'on pratique le théâtre, et cela fait intervenir une notion de qualité qui n'apparaît pas toujours dans le jeu de rôle.

Répéter le geste, chercher l'intonation juste, enrichir son jeu, inventer font partie des objectifs du comédien, mais au niveau des structures et des compétences langagières la fantaisie n'est pas de mise. La spontanéité et la créativité sur le plan de la langue sont absentes de ce processus, car au théâtre nous faisons travailler le corps et la voix à partir de documents figés et non à partir de situations inventées par les apprenants et l'enseignant.

La vocation première d'un document écrit destiné à être oralisé n'est pas d'être un outil d'apprentissage de la langue. En effet, c'est parce que nous choisissons de le détourner de sa destination d'objet à caractère "artistique" qu'il peut éventuellement devenir un support pédagogique. Donc, un document authentique n'est peut-être pas le meilleur vecteur pour améliorer la production langagière d'un apprenant .par rapport au jeu de rôle souple, perfectible et inscrit dans une réelle démarche inventive.

La créativité ne se situe pas au même niveau pour les jeux de rôles et le théâtre et les exigences sont différentes, mais le jeu de rôle très construit peut offrir un espace de créativité intéressant. Jacqueline Schlissinger 23 souligne : "J'ai pu observer qu'un jeu très structuré peut-être un carcan, mais à l'inverse, l'attribution des rôles et une certaine préparation donnait une sécurité et laissaient libre cours à la créativité". Cette réflexion portant sur l'aspect sécurisant du canevas très élaboré pour le jeu de rôle peut s'appliquer au théâtre. En effet, un point d'appui stable, fixe, peut donner un sentiment de liberté et donc favoriser l'imagination de l'apprenant dans l'interprétation d'un rôle, ce qui n'est pas négligeable.

On le voit, les choses ne sont pas aussi simples qu'à première vue et on ne peut résumer le jeu de rôle à une expression ludique et enrichissante tandis que le théâtre serait un carcan répétitif, assez contraignant et n'offrant pas suffisamment de ressources à l'apprenant.

En fait, les deux démarches, théâtre et jeu de rôle sont proches par plusieurs aspects et je reprends ici l'énumération de Jean-Marc Caré concernant le jeu de rôle, mais qui s'applique également au théâtre, "traitement des erreurs, pédagogie de la faute, enrichissement lexical, travail sur l'intonation et la gestuelle". Ces deux pratiques ne sont pas interchangeables, mais peuvent se compléter au sein d'une pédagogie de l'oral.

C - Le travail du comédien et l'étude de la langue

L'une des problématiques à laquelle se trouve confronté l'enseignant de F.L.E. concerne l'ambiguïté de son rôle lorsqu'il travaille le jeu de l'acteur à partir d'un document authentique : faut-il privilégier le travail du comédien ou l'apprentissage de la langue ? Comment gérer ces deux impératifs apparemment contradictoires ?

Peut-on d'ailleurs parler réellement d'apprentissage de la langue, en dehors de l'utilisation de quelques tournures syntaxiques et actes de paroles et bien sûr de l'aspect prosodique de la langue ?

Comme on l'a vu précédemment, il est intéressant de mêler jeu et prosodie, mais il ne faut pas oublier que dans le cas du théâtre la notion de plaisir est primordiale. On se situe aux frontières du loisir et de l'apprentissage et bien souvent la concentration sur le jeu et l'interprétation anéantissent provisoirement une partie des efforts entrepris concernant notamment la prononciation. Faut-il interrompre l'apprenant pour éviter que son accent ne se fossilise ou au contraire privilégier le bonheur de jouer ?

En ce qui concerne l'expérience ayant trait à la saynète "Le Gora", la légitimité de ma démarche se justifie en grande partie si l'on considère d'abord l'apprenant comme un apprenti-comédien, en mettant au premier plan l'expression de son sens artistique et son désir de jouer la comédie. On ne peut en effet s'attacher uniquement à la qualité de la prosodie des productions orales d'un étudiant, ni même s'en tenir strictement à ses besoins langagiers.

"Il convient aussi de tenir compte - pourquoi pas en effet - des "envies" et des "désirs" langagiers des apprenants"24. La notion de plaisir étant primordiale dans l'apprentissage d'une langue étrangère, il importe que l'apprenant garde quelques traces originales d'une forme ludique de son apprentissage (cf annexe C).

D - Etre au coeur de son apprentissage

Pratiquer le théâtre n'est certainement pas une panacée miraculeuse pour apprendre le français mais répond à la notion de contexte facilitant pour l'apprentissage d'une langue étrangère.

En effet, le but n'est pas tant d'acquérir rapidement des compétences langagières que de développer une confiance en soi, une assurance à l'oral qui brise la crainte, l'appréhension à l'idée de prendre la parole dans un groupe de locuteurs natifs. A titre personnel, lorsque j'étais en Angleterre, j'ai participé aux activités d'un club de théâtre composé exclusivement de britanniques. Je n'ai pas appris d'importantes quantités de vocabulaire, même si, aujourd'hui encore, des "blocs langagiers" sont restés dans ma mémoire, mais peu à peu les gênes éprouvées concernant mon accent ou mes constructions syntaxiques se sont atténuées. Capter l'attention des autres en jouant la comédie dans une langue qui n'est pas la nôtre, est très valorisant lorsque l'on est étranger. Cela permet de porter un autre regard sur soi-même, de s'envisager différemment et d'abolir provisoirement notre étiquette d'étranger. Jean Pierre Ryngaert dit "Le jeu est une occasion d'expression du JE" 25. On pourrait ajouter : jouer dans une langue étrangère, c'est découvrir un autre "Je", c'est mettre en oeuvre, pour exprimer nos sentiments, les ressources langagières d'une autre langue que celle qui nous est familière, "naturelle", évidente.

Le théâtre, c'est aussi permettre une structuration individuelle dans un projet collectif. En effet, il s'agit d'un travail d'équipe impliquant une solidarité certaine entre les participants. Les âges et les niveaux se mêlent, mais la personnalité et l'originalité de chaque apprenant est toujours prise en compte. Antoine Vitez évoquant son atelier théâtral d'Yvry nous dit : "Ici est tout le sens de notre travail : le mélange de personnes d'origines diverses, de cultures diverses et de niveaux de culture très variés..." La vocation d'un atelier-théâtre, on le voit, n'est pas d'être réservé à une élite, maîtrisant déjà la langue et la culture d'un pays et cette remarque peut s'appliquer à tout groupe d'apprenants étrangers désireux de pratiquer le théâtre.

Si l'on se réfère à l'évolution pédagogique des vingt dernières années, celle-ci s'est caractérisée notamment par la centration de l'enseignement sur l'apprenant. Or, jouer la comédie c'est devenir à double titre acteur de son propre apprentissage. L'enseignant n'est plus seul au coeur du processus d'apprentissage, mais se transforme en "guide", en"animateur" qui "favorise l'observation etl'écoute" (Marie-France Bonnet).

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Conclusion

Le théâtre a toujours tenu une place de choix dans l'enseignement du F.L.E. mais il figure généralement comme un type d'exercice destiné à améliorer l'enseignement de l'oral et non comme une discipline à part entière.

Pour que cet apprentissage qui se situe à mi-chemin entre loisir et enseignement soit envisagé comme une matière à part entière, il faudrait l'inclure dans un vaste et ambitieux projet culturel.

Dans l'idéal, les apprenants se rendraient au spectacle accompagnés d'un enseignant de F.L.E. Ceci nécessiterait un travail important en amont (lecture de la pièce, recherche sur le sujet, l'auteur...) et en aval l'organisation de discussions débats, productions de comptes-rendus, etc... Cette dernière hypothèse est totalement utopique et supposerait que l'on s'adresse à des étudiants venus spécialement étudier le français et le théâtre. Elle s'inspire en fait de ce qui est pratiqué dans le cadre d'une option théâtre dans les lycées.

L'investissement demandé aux étudiants dans le cadre évoqué ci-dessus est incompatible avec le caractère souvent bref de leur séjour en France. En effet, la durée moyenne des séjours est de quelques mois dans les écoles de langues, et d'environ un mois pour certains stagiaires dans le cadre de certains échanges. De plus, lorsqu'ils sont en France, les étudiants ont le désir bien légitime de mettre à profit leur temps libre pour visiter la région, effectuer des incursions dans des pays frontaliers lors de week-ends prolongés, pratiquer le ski et rencontrer d'autres jeunes. L'implantation privilégiée de la ville de Chambéry en fait une destination de choix pour de nombreux jeunes plus attirés par le sport et la montagne que par des enseignements spécifiques.

Cependant, on peut imaginer la création d'une option qui mêlerait jeu dramatique, réflexion littéraire et culturelle. Ce type d'approche de la langue peut-être envisagé sous certaines conditions (étudiants intéressés en nombre suffisant, intérêt pédagogique avéré...).

J'aurais aimé partager et échanger des informations sur l'utilisation du théâtre en F.L.E., mais mes sollicitations notamment auprès de la liste de discussion d'internet Edufrançais ont donné peu de résultats.

En réponse, j'ai reçu une proposition de stage d'un organisme de formation pour l'été 2000. Cette suggestion était certes, tout à fait pertinente, et je serais ravie de suivre une formation de ce type. Cependant, avant de songer à une formation relativement onéreuse, et à mon avis surtout intéressante pour des enseignants déjà en poste, qui souhaitent acquérir des connaissances pratiques dans le domaine du théâtre, j'aurais vivement souhaité que des enseignants se manifestent simplement pour me faire part de leur expérience (gestion de groupe, interrogations concernant le choix des pièces, travail préalable à effectuer avec les étudiants...) et non pour me vendre un produit, fût-il d'ailleurs excellent.

La deuxième réponse sur la liste Edufrançais émana d'un scientifique russe, travaillant également à l'Alliance Française de Saint-Pétersbourg, qui enseigne le français aux physiciens et mathématiciens et dont les apprenants "adorent le théâtre" selon ses propres propos. Il a effectué un stage en 1998 à Grenoble et a eu la gentillesse de me donner quelques informations. Sa démarche est originale et inattendue, puisqu'il mêle le théâtre, la bande dessinée et les contes à des textes scientifiques pour démontrer que même un texte sérieux peut-être lu à voix haute avec plaisir !

L'expérience pratique que je viens de vivre, qui s'est déroulée sur deux années universitaires et dans des lieux variés a été très fructueuse sur de nombreux plans. Elle représente, à titre personnel, et en tant que future enseignante de F.L.E. un acquis très important. En effet, outre la pratique du théâtre, j'ai eu la chance de fréquenter l'association B.L.E, d'observer le déroulement de cours à l'I.S.E.F.E., de mettre en pratique des activités pédagogiques à la Cité des Langues.

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BIBLIOGRAPHIE
F.L.E.

BONNET (Marie-France) : "Le rôle dominant de l'enseignant dans l'enseignement du F.L.E. par le théâtre" in, "La didactique du quotidien. Pédagogies alternatives", colloque International de Toulon-La Garde des 9 et 10 septembre 1994.

DE CARLO (Maddalena) : L'interculturel, coll. didactique des langues, ed. Clé International, 1998.

LEBRE-PEYTARD (Monique) : Situations d'oral, ed. Clé International, 1990.

LHOTE (Elisabeth) : Enseigner l'oral en interaction, ed. Hachette, 1995.

MOIRAND (Sophie) : Situations d'écrit, coll. Didactique des langues, ed. Clé International, 1983.

ZARATE (Geneviève) : Enseigner une culture étrangère, coll. Recherche et Applications, ed. Hachette, 1986.

ZARATE (Geneviève) : Qu'est-ce qu'un exercice de civilisation ? in Reflet n° 29, p20 et 21.

La revue Le Français dans Le Monde, n°176, avril 1983.

THEATRE. Ouvrages de références.

BOAL (Augusto) : Jeux pour acteurs et non-acteurs, ed. La Découverte, 1998.

RYNGAERT (Jean-Pierre) : Introduction à l'analyse du Théâtre, ed. Bordas, 1991.

STANISLAVSKI (Constantin) : La formation de l'acteur, ed. Payot, 1979.

UBERSFELD (Anne) : Les termes clés de l'analyse du théâtre, coll. Memo, ed. Seuil, 1996.

VITEZ (Antoine) : Le théâtre des idées, anthologie proposée par Danièle Sallenave et Georges Banu, ed. Gallimard, 1991.

THEATRE. Textes.

ARTUR (José) et KERNEL (Brigitte) : Sketches en stock, ed. Presses de la Cité, 1981.

COURTELINE (Georges) : Théâtre, contes, romans et nouvelles, philosophie, écrits divers et fragments retrouvés, coll. Bouquins, ed. Robert Laffont, 1990.

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ANNEXES
Annexe A - Georges Courteline - Le Gora
Il existe deux versions de ce texte, l'une provenant de l'édition la Librairie théâtrale (très édulcorée) et l'autre de la collection Bouquins (cf bibliographie). Le présent texte mêle les deux versions.
Personnages :
    - BOBECHOTTE.
    - GUSTAVE, dit Trognon.

 

Texte non publiable ici pour des questions de droits d'auteur. Merci de vous référer aux éditions papier.


Annexe B - Photos


Annexe C - Un retour positif
 
De: Maria <Maria@---.fr>
Objet: merci beaucoup pour les photos!!!
Date : vendredi 1 octobre 1999 16:34

 

Salut Veronique!

Comment ça va? C'est très gentil de m'envoyer les photos, je t'en remercie.

Tu peux faire ce que tu veux avec elles, ça ne me derange pas de tout!
[...]
Bon, moi, je suis à Lyon, j'ai trouvé un bon boulot dans une entreprise
informatique et à priori j'ai un CDD de 6 mois pour remplacer des congés de
maternité. Après, sûrement, je changerai d'entreprise parce que je n'ai pas
beaucoup de options pour continuer là mais pour le moment je suis contente.
Mandy va bien aussi, je m'écris souvent avec elle. Elle a commencé ses
etudes de la langue française en Hollande...
[...]
Je garde de très bons souvenirs de
notre petit cours de théâtre, surtout parce que la pièce a plu aux gens.
J'espère que tu continueras avec ton cours cette année, je crois vraiment
que c'est très enrichissant pour tout le monde.
Merci encore une fois, bon courage pour l'année que commence et à bientôt!

Maria

____________________________

 

De: Mandy<mandy@---.com>

Date : dimanche 3 octobre 1999 11:48
Bonjour Véronique,

Merci beaucoup pour les photos, je les trouve très belles! Bien sûr tu peux

les mettre sur le web, si tu me donne le site après, parce que comme ca, je
peux regarder aussi! Ca va d'ailleurs? Tu donne encore des cours de théâtre
à l'ISEFE? Moi, j'ai commencé mes études en Hollande, Chambéry me manque
quand-même!
bien amicalement, mandy


Annexe D - Christian Mousset - Hôtel
Hôtel

Christian Mousset

in Sketches en stock - José Arthur et Brigitte Kernel - Presses de la cité - 1981
 
 

Texte non publiable ici pour des questions de droits d'auteur. Merci de vous référer à l'édition papier.


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NOTES


1Barou, Jacques. Civilisation de l'écrit, culture de l'oralité in "Informations sociales", n°59, p16 à 29.
2Article "Jeux de rôles ou drôles de jeux", in Le Français dans le Monde, n°176, 1983 (cf bibliographie)
3Balasko, Josiane. Un grand cri d'amour. Ed Actes sud Papiers, 1997
4Introduction à l'analyse du théâtre (cf bibliographie)
5Les termes clés de l'analyse du théâtre (cf bibliographie)
6Qu'est-ce-qu'un exercice de civilisation (cf bibliographie)
7. Le théâtre des idées (cf bibliographie)
8Le rôle dominant de l'enseignant dans l'enseignement du FLE par le théâtre (cf bibliographie)
9Jeux pour acteurs et non-acteurs (cf bibliographie)
10Introduction à l'analyse du théâtre (cf bibliographie)
11La police de caractères utilisée (Times NR Phonetics, Monotype Typography ltd, 1993) ne contenant pas tous les caractères de l'alphabet phonétique international, certains ont dû être reconstitués approximativement et voient leurs signes constitutifs décalés et non superposés.
12Enseigner une culture étrangère (cf bibliographie)
13L'Avant-scène théâtre n°1006 mars 1997 et "Le tour de France"de Christian Mousset in Sketches en stock (cf bibliographie)
14Amossy, Ruth. Les idées reçues, sémiologie du stéréotype, coll. Le texte à l'oeuvre, ed. Nathan, 1991
15Amossy, Ruth ; Herschberg Pierrot, Anne. Stéréotypes et clichés, coll. 128, ed. Nathan Université, 1997
16cités par Maddalena de Carlo. L'interculturel (cf bibliographie)
17Triaire, Dominique. Les Deux Persans, ed. Espaces 34, 1992
18L'Avant-scène théâtre n°950 du 15/05/1994
19Article "Techniques du jeu de rôle" in Le Français dans le Monde, n°176, 1983.(cf bibliographie)
20Intervention, Table ronde "Qu'est-ce -que le jeu de rôle ?" in Le Français dans le Monde, n°176
21Métayer, Alex. Délires en scène. Ed. Presses de la Cité,1990
22Article "Repères pour une pratique" in Le Français dans le Monde, n°176
23Intervention, Table ronde "Qu'est-ce -que le jeu de rôle ?" in Le Français dans le Monde, n°176
24Agular, Claudio, Marcovici, Jean-Christian, Tüsher, Françoise citant Richterich et le n°28 de la revue Education et Culture, article "Le français par le théâtre", in Le Français dans le Monde, n°176
25Intervention, Table ronde "Qu'est-ce -que le jeu de rôle ?" in Le Français dans le Monde, n°176

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