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Homo politicus

L'homme : Qu'est-ce-que vous lisez ? Vous l'avez pris à la Médiathèque ?

La femme : (toujours plongée) Mmm...

L'homme : Ça a l'air passionnant, hein ? Ça vient du bureau de tabac ?

La femme : Non, c'est mon fils qui me l'a prêté. Le professeur leur a donné.

L'homme : J'espère que c'est pas un tract pour une manif. On sait jamais par les temps qui courent...

La femme : Taisez-vous et écoutez plutôt : "Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits".

L'homme : Z'egaux ! même ceux également qu'ont des gros egos ? (Il fait semblant de chercher dans la salle). Parce que je suis sûr que pour les gros egos c'est plus dur d'être égaux.

La femme : (sèchement) La loi est la même pour les petits egos et les gros egos... Je continue... Parce que si vous m'interrompez tout le temps, je ne pourrais jamais vous raconter la suite. Alors Art 12 "Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille son domicile ou sa correspondance, ni d'atteinte à son honneur et à sa réputation."

L'homme : (air dubitatif, se gratte le menton). C'est immixtion qui me gêne. Ça a à voir avec mixité ?

La femme : Pas vraiment non... Encore que ce soit parfois à cause de la mixité que l'immixtion des autres se manifeste.

L'homme : Comment par exemple ?

La femme : Prenez ce brave Clinton. Tout le monde s'est tellement mêlé, immiscé même dans sa vie privée. S'il avait su, je pense, il aurait pu demander l'application de la Déclaration. Dans l'article 2 il est dit : "Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamées dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion". Donc, un Président américain, blanc, démocrate et peut-être protestant peut lui aussi faire respecter ses droits à la vie privée...

L'homme : Si je vous suis bien, ce n'est pas parce qu'il a montré la couleur de sa langue et de son sexe de démocrate américain blanc qu'on ne peut pas le défendre.

La femme : Pour le cas d'espèce, c'est une simplification abusive mais la protection est la même pour tous. Continuons... Art 23 "Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, ..."

L'homme : Je vous arrête tout de suite, c'est de l'utopie ce truc : en admettant qu'on ait trouvé du boulot, ce qui n'est déjà pas évident, pour le choix vous repasserez...

La femme : Bon, une supposition hypothétique, vous avez trouvé du travail et bien l'art 23 stipule encore : "Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine".

L'homme : Mettons une famille de quatre ou le chef de famille a un contrat précaire, c'est quoi la rémunération équitable et satisfaisante ?

La femme : Je veux pas le savoir "Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé son bien-être et ceux de sa famille."

L'homme : Pourquoi pas des distractions et les 35 heures pendant que vous y êtes ?

La femme : Mais c'est prévu ! "Toute personne a droit au repos et aux loisirs notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail." Art.25 !

L'homme : (s'adresse au public) Les 35 heures je sais pas si c'est raisonnable quand même. En tout cas, y manque plus que le droit au bonheur... (Il sourit béatement).

La femme : Je crois que ça existe mais en Amérique seulement. The right of Happiness. (Elle sourit béatement également).

L'homme : Bon qu'est-ce-qu'il y a d'autre dans votre projet de société ?

La femme : Vous qui aimez le théâtre, écoutez plutôt : "Toute personne a droit de prendre part à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en découlent".

L'homme : Jouir des arts d'accord, surtout si y sont beaux ou belles (il lui sourit)... Mais participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en découlent, je ne suis pas sûr d'avoir pigé. Bon, alors mettons : j'achète une voiture très moderne qui roule très vite (mime le bruit) et dans Chambéry je teste les performances de ma bagnole. Est-ce-que je participe au progrès scientifique et aux bienfaits qui en découlent ou pas ? C'est puissant ça comme raisonnement, vroum vroum...

La femme : (Elle se bouche les oreilles et tousse) Ça c'est de la pollution sonore et atmosphérique ! Non, le progrès scientifique c'est par exemple, la pilule Viagra pour les poissons rouges, ou savoir fabriquer un clone de Michael Jackson avec le physique du Prince Charles. Une innovation intéressante quoi... (L'homme est déçu, il range son véhicule).

Bon passons à autre chose... la Famille... avec le PACS, c'est peut-être pas le moment d'en parler... Ah ! (prend une voix d'hôtesse de l'air) Pour ceux qui habitent l'Albanie, le Kosovo l'Afrique ou ailleurs, embarquement immédiat, art 28 : "Toute personne a droit à ce que règne sur le plan social et international un ordre tel que les droits et les libertés énoncés dans la présente déclaration puissent y trouver leur plein effet."

L'homme : Vaut mieux pas que les pays qu'vous dîtes, on leur montre le texte y pourraient faire des réclamations aux gouvernements d'ici ou d'ailleurs Imaginez : les russes réclamant leurs salaires par l'intermédiaire de l'O.N.U. ? Regard noir de la femme... Au fait, ce texte là (il essaie de s'en emparer) il sera présenté par les députés un jour vous croyez ? Y a pas mal de choses bien dedans.

La femme : Ce texte ! Mais, ça fait 50 ans qu'il a été adopté ! Le 10 décembre 1948 exactement. L'application laisse un peu à désirer, mais vous savez ce que c'est, les lenteurs administratives...

L'homme : Quand même 50 ans c'est un peu long... On a l'occasion de mourir entre temps. Enfin, si nos petits enfants peuvent en profiter... Je vais vite le photocopier et le mettre dans les boîtes aux lettres de mon quartier. (Il met son sac à dos et essaie encore de s'emparer du document).

La femme : Mais ça c'est rien encore : il y a une déclaration encore plus vieille, écrite en 1789 et remaniée en 1793 ; au bout de 210 ans il y a encore des lacunes dans l'application : art 30 "Les.fonctions publiques sont essentiellement temporaires, elles ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs"...

L'homme : A voir comme certains se battent pour certaines fonctions, on a l'impression que c'est parfois une récompense.

La femme : La toute première déclaration s'appelait "La Déclaration de l'Homme et du Citoyen", d'ailleurs on a enlevé citoyen à la Déclaration de 1948, mais comme la Citoyenneté est redevenue à la mode de nos jours maintenant il va peut-être falloir rajouter le mot...

L'homme : Finalement on a pas inventé grand-chose depuis 1789 hein ?

La femme : Oui ! même le féminisme existait déjà : en 1791. Olympe de Gouges commençait ainsi sa déclaration pour les femmes : "La femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits".

L'homme : Qu'est-ce qu'elle est devenue cette brave femme ?

La femme : (fait le geste guillotinée). On lui a coupé le cou. Trop subversive.

L'homme : Bon ben c'est gentil tout ça, mais finalement, gardez le votre papier, je préfère lire la presse locale c'est moins dangereux...

(c) Véronique Weber 1998 - Reproduction interdite


Ce texte a été produit suite à une demande de diverses associations humanitaires et O.N.G. (Ligue des droits de l'homme, Amnesty International ...) pour célébrer le cinquantième anniversaire de la déclaration universelle des droits de l'Homme. C'est une version modifiée coécrite avec Jean-Pierre Andréani qui a été jouée le 8 décembre 1998 à la salle du Manège à Chambéry comme introduction à la soirée organisée par ces associations.